Le selfie, miroir social augmenté ?

Il y a quelque chose de fascinant dans le miroir.

Le miroir nous montre ce que nous renvoyons comme image de soi à l’autre. De notre perspective, nous n’avons qu’une vision restreinte de notre image de soi, nous ne voyons qu’une partie de notre corps. Nous ne nous voyons jamais sur une vue d’ensemble, nous sommes obligés de passer par le miroir pour voir ce à quoi ou à qui nous ressemblons. Nous n’avons aucune difficulté à percevoir les autres dans leur ensemble, d’ailleurs il est beaucoup plus courant de voir l’autre entièrement que partiellement. Le bébé voit l’autre par bout : les représentations visuelles que se font les bébés de l’autre sont biaisées, ils ne voient pas le tout, il est en cours de constitution d’un appareil psychique permettant de se représenter l’autre comme un tout. Progressivement, la maturation de l’être humain en devenir lui permet de se détacher de son corps d’avec celui de sa mère. Le père dans cette configuration familiale triangulaire prend une autre place, non pas celle du point d’origine, mais celle du gardien-protecteur du bébé.

Nous ne nous voyons jamais dans notre ensemble, et le miroir est un excellent outil qui fait médiation entre notre perception limitée et notre corps. Et lorsque nous nous confrontons à la réalité de notre image que nous renvoyons à l’autre, il peut arriver que nous nous retrouvons comme déconnecté, décalé entre cette réalité et nos attentes et nos fantasmes. Le miroir est neutre, objectif et inconscient, inanimé. La confrontation entre les deux univers, psychisme et réalité, est imprégnée d’une curiosité nouvelle : l’enfant joue avec sa propre image de soi, il se rencontre lui-même et apprend à se supporter. Cela ne tient pas en compte si l’autre le supporte et l’accepte comme il est. S’ensuit par la suite la violence, la déception et la culpabilité que nous ressentons à notre propre égard, où nous ne suffisons pas à l’autre, le regard de l’autre pèse sur notre perception de soi et nous influence. Après tout, c’est l’autre qui nous voit et non l’inverse.

Le selfie (ou le « self-portrait », soit l’autoportrait) est comme le miroir, mais avec des atouts uniques. Le selfie est comme un miroir social augmenté. Nous évoquions l’impuissance face à notre image de soi, de l’impossibilité de contrôler entièrement et constamment l’image que nous renvoyons à l’autre. Le selfie règle en quelque sorte, avec ses faiblesses et son impuissance, les blessures narcissiques liées à notre image.

Le selfie est un miroir. Il nous montre à travers l’œil de l’appareil photo qui nous sommes. En ce sens, il n’est pas si différent de l’appareil photo, car lui aussi prend, dans quelques fractions de secondes, une image fixe, emblématique de cet instant précis.

Mais l’une des limites de la photo reste son incapacité à se créer et recréer, en ce sens où nous ne modifions rien lors de la prise de la photo, elle cristallise simplement le moment et c’est à nous de donner du sens à cette photo. A la différence du selfie qui vise toujours soi-même, nous nous photographions nous-mêmes, et nous jouons avec notre image à travers ce que nous percevons du miroir représenté par l’écran de notre smartphone ou tablette.

Le selfie est à la fois un miroir et un appareil photo, en effet, et son photographe, à travers son appareil numérique, créer la présence du regard de l’autre. Le miroir est manipulé par le photographe qui joue avec l’idée du regard de l’autre. Le photographe se met à réfléchir sur ce qu’il veut renvoyer comme image à l’autre : avec les appareils photos numériques (dont le smartphone), la prise de photo n’est plus une tâche avec un enjeu d’échec, au sens où nous pouvons désormais prendre autant de photos que nous le souhaitons, tant que la mémoire de stockage de l’appareil photo nous le permet.

Nous avons soudainement la liberté de supprimer, de retravailler et de reprendre la photo : alors que la photo fût d’abord un acte unique très proche de la réalité, il est maintenant un jeu de l’image plus proche du virtuel et du faire-semblant.

Le selfie est social et sociable. Social, parce que le selfie parcourt les cultures, le monde et les personnes qui reconnaissent cette auto-photographie. Il correspond à une tendance sociétale et sociale qui reflète l’état d’esprit des sociétés actuelles, peu importe les cultures d’ailleurs. C’est juste que la signification du selfie n’est pas la même selon les cultures.

Sociable, parce que le selfie transmet un message, le photographe fige l’image à un instant T pour communiquer une émotion, un évènement important. L’image du selfie parle de lui-même, il s’agit de l’une de ses fonctions. Nous pouvons d’abord faire un selfie pour garder une bonne image de soi qui serait ensuite stockée et mémorisée, mais il sert aussi à transmettre un message, une idée, un symbole. Cela est d’autant plus parlant pour les cultures asiatiques où l’image de soi est placé au centre des règles sociétales.

Le selfie peut se retrouver à faire le tour des réseaux sociaux, ces espaces virtuels de rencontre entre internautes. Et ce n’est plus simplement notre entourage direct qui nous voit, c’est toute une sphère virtuelle partagée avec tout le reste du monde qui nous regarde, dans notre entièreté ou notre « partielité ». Nous reprenons le contrôle sur l’image renvoyée, nous leur montrons ce que nous désirons leur montrer, et libre à l’autre de croire ou non à cette image.

Cette liberté de partager notre image de soi au reste du monde devient une liberté fondamentale pour les jeunes enfants et adolescents qui, de surcroît font face aux changements drastiques de leur propre corps enclenchés par le processus de puberté. Il constitue le moment où le jeune adolescent perd le contrôle de la croissance et de la maturation de son propre corps devenant de plus en plus adulte et plus sexué. Le selfie devient un outil qui pourrait restaurer l’image de soi que se fait le jeune.

Le selfie est un outil augmenté. Modulable, malléable, toujours différent, de par sa capacité à modifier l’image en toute simplicité par quelques tapotements de doigts ou jusqu’aux moindres détails grâce à des outils d’imagerie et de retouche photo. Mais dans le phénomène du selfie, pour rester dans les règles du jeu, l’image est modifiée quelques secondes après la prise de la photo ; il y a comme un moment d’authenticité dans la retouche photo post-selfie, en ce sens où le photographe sait qu’il joue avec son image et que c’est pour de faux, tout en restant très réel. C’est tout le principe du jeu, c’est l’acte du faire-semblant, et dans le selfie, on retrouve cet instant de faire-semblant. C’est justement lorsque le photographe ne fait plus la différence entre sa réelle image de soi et celle qu’il contrôle que cela est plus inquiétant. La capacité de jouer reste, en mon sens, l’un des indicateurs de l’équilibre psychologique, tant qu’elle ne succombe pas dans l’excès et qu’elle maintienne une certaine harmonie.

Mais le jeu n’est pas que ludique, il devient également rassurant : nous pouvons savoir que nous jouons, tout en restant conscients que nous jouons parce que nous n’aimons pas la réalité dans le sens où elle va. Pour reprendre le selfie et l’adolescence, lorsque la réalité nous confronte avec les changements biologiques et physiologiques du corps que le jeune ne contrôle pas, jouer avec son image et s’imaginer physiquement différent devient un acte rassurant. Il reprend temporairement le contrôle sur son image de soi, et s’il doit subir des changements physiques, au moins c’est lui qui les détermine.

Dans le jeu de l’image, deux phénomènes me viennent à l’esprit : d’abord celui de SnapChat, où le concept est de se créer un réseau social (toujours en ligne) pour partager des instants éphémères avec les autres. Cela peut prendre forme de vidéo ou de selfie, où tout l’intérêt est de réagir dans l’instant présent en 10 secondes ou moins. Une fois le temps écoulé, la photo ou vidéo disparaît. Au-delà de l’aspect éphémère, c’est notamment l’aspect ludique de Snapchat qui prime : en effet l’utilisateur peut jouer avec son image en y ajoutant un nombre conséquent de filtres et artefacts. On peut se voir avec des paillettes, des coiffures farfelues, des visages différents sur un fond plus coloré, plus sombre, psychédélique, etc. FaceApp, une autre application sur smartphone qui permet de se prendre en selfie, puis d’altérer la photo prise en choisissant certains thèmes comme « Vieux », « Fille », « Jeune », etc. Les effets sont relativement réalistes, mais ce qui nous intéresse surtout, c’est l’effet psychologique lorsque nous nous regardons, face à soi-même, dans un contexte complètement plausible qui nous projette. Le jeune se voit transformé en très âgé, et celui-ci se projette dans son avenir, déjà en train de s’imaginer ce qu’il pourrait être avec un tel visage. Inversement, l’adulte qui se prend en photo avec un thème « Jeune » peut se retrouver dans un instant de nostalgie à l’égard de son passé de jeune adolescent.

Il n’est pas là question de savoir s’il y aurait une bonne ou mauvaise façon de se prendre en photo, il me semble au contraire important de comprendre ce qui nous pousse à nous exposer aux yeux du monde virtuel plutôt qu’au monde physique, matériel. L’utilisation du selfie est différente selon les générations, les besoins et les réalités de tout à chacun et chacune. On se rend compte que le selfie a une fonction et une utilité subjective. Se prendre en selfie reste avant tout et à la fois un acte personnel intime et un partage de notre image de soi aux autres. L’utilisateur reprend le contrôle sur son image et joue avec celle-ci. Dans ce sens, n’y-a-t-il pas quelque chose d’apaisant dans le fait de ne pas de confronter si violemment à notre image de soi qui nous échappe ?