Le « portage virtuel »

Le concept de portage virtuel vient illustrer le ressenti d’être face à un écran qui prend une fonction maternante : l’écran de jeu produit des images, des symboles, des représentations visuelles et des stimuli sensoriels desquels le sujet choisit de se nourrir. Cela suppose une remise en question du rapport du sujet au jeu vidéo : on entend souvent l’argument qu’être face à un jeu vidéo est en quelque sorte s’adonner à une activité qui empêche de penser, mais toute la question repose sur la signification de cet « empêchement de penser ». S’agit-il d’une barrière psychique anesthésiante ou au contraire d’un support facilitant l’expression des conflits psychiques ? Que voit-on « dans » et « derrière » l’écran de jeu ?

NB: il s’agit d’un extrait de mon mémoire de recherche de Master 2 intitulé L’enfant abandonnique rencontre le jeu vidéo

Je propose une théorie fondée sur trois axes :

  1. L’axe dyadique: le sujet s’inscrit dans une relation dyadique, fusionnelle avec l’écran de jeu. Est-ce la dyade mère-bébé qui se rejoue, une relation symbiotique qui rappelle la vie archaïque du sujet ? On peut l’entendre comme un effet de régression provoqué chez le sujet qui se trouve comme transporté vers sa vie archaïque, de l’enfant tout-petit porté dans les bras de sa mère suffisamment bonne et nourricière. Il s’agit d’une forme de retour vers un mode de vie de dépendance à la figure maternelle. Dans cette relation dyadique, on part du principe que le tiers paternel n’a pas encore sa place et qu’au-delà du tiers paternel, l’Autre est mis de côté. Cela implique que le sujet, dans cette relation dyadique à travers le virtuel, se place dans un lien privilégié avec l’écran nourricier. Le fil de la manette, du clavier ou de la souris représenterait métaphoriquement le cordon ombilical reliant le bébé à sa mère.
    Ainsi, on peut comprendre la relation dyadique dans le virtuel comme l’écran devenant les bras maternels qui portent le sujet au service de la différenciation des limites moi/non-moi. C’est-à-dire qu’en considérant l’écran comme le caregiver convocable à souhait par le sujet, celui-ci peut compter sur l’écran pour penser pour lui, au sens où l’écran génère et crée des images, des sons, des entités virtuelles qui viennent compléter ou rassurer la pensée propre du sujet. Un exemple fictif, mais sans doute clinique serait de dire « je ne suis plus le petit garçon, la petite fille qui va à l’école toutes les semaines, je suis désormais l’avatar représenté dans l’écran, ce chevalier puissant ou ce magicien doué, je ne pense plus à mes devoirs ni à ma famille, je ne pense qu’à ce que mon avatar doit remplir comme tâche ». En quelque sorte, la relation dyadique virtuelle s’établit par le fait que l’expérience virtuelle pense pour le sujet.

On entend souvent l’argument de certains parents qui se plaignent et souffrent de cette relation privilégiée que peut avoir leur enfant avec leur écran : « il ne sort plus de sa chambre, il reste tout le temps scotché sur l’écran, il n’arrive plus à s’en décoller… » Lorsque l’enfant était bébé, celui-ci était dans le besoin d’être proche des parents qui le nourrissent et le protègent. En prenant du recul, nous pouvons nous dire qu’il existe une forme de nostalgie vis-à-vis de ces enfants qui ont grandi, mais qui ont trouvé un autre objet sur lequel se reposer. Le parent se retrouve devancé et remplacé par un outil informatique tout-puissant qui a réponse à tout et qui, en même temps, ne ressemble en rien à un caregiver, à un parent. L’incompréhension des parents face aux jeux vidéo peut être lié à la blessure narcissique face à l’outil informatique, mais aussi à l’inconnu de l’objet de virtuel.

  1. L’axe triadique: on peut également considérer la relation du sujet au virtuel comme une relation triadique œdipienne. Le sujet se sert de l’écran-mère (ou la carte mère qui permet de générer le jeu vidéo sur l’écran) pour se propulser dans un environnement de jeu dans lequel le sujet rencontre de nombreuses entités faisant tiers justement, que ce soit des personnages de jeu ou de réels joueurs en ligne par exemple. Le contenu virtuel comme les avatars et les objets non-moi, finalement incontrôlable par le sujet, sont les représentants imagés, symbolisés du tiers paternel. Sur un versant plus matériel, l’écran peut prendre également cette place du tiers qui sépare justement la relation fusionnelle, dyadique dont nous venons de parler précédemment entre le sujet et sa mère. L’écran de jeu devient alors comme une échappatoire pour le sujet qui cherche à se séparer de la mère et de l’emprise archaïque toute-puissante. Au-delà de la mère archaïque, l’écran vient intégrer le système familial : il devient un nouveau membre de la famille qu’il faut apprendre à accepter. Cela devient important pour le noyau familial de se demander comment trouver une place adéquate à l’écran au sein des rouages familiaux.
  1. L’axe spéculaire: l’écran de jeu peut prendre la fonction du miroir, inscrivant alors le sujet dans une relation spéculaire. Il se voit seul face à lui-même, les mouvements de projection et d’identification sont alors représentés dans le jeu vidéo et le sujet est comme confronté à son propre monde interne autant sur le plan intra-psychique qu’inter-personnel. Il peut s’assujettir au travers d’identification à l’avatar et aux entités du jeu et communiquer avec les autres joueurs en ligne. La fonction transitionnelle de Winnicott prend son sens lorsque le sujet projette ses idéaux et ses angoisses dans l’écran : la médiation est médiation de par le fait que le sujet est protégé par l’écran qui sépare la réalité matérielle de la réalité psychique. Lorsque le sujet s’assoit sur son siège et prend en main la manette, sa vie psychique se déploie et se déconstruit sur plusieurs niveaux. C’est grâce au caractère projectif du jeu vidéo qui fait que le sujet peut faire agir virtuellement sa vie psychique. C’est à travers cette expérience ludico-virtuelle que le sujet débloque en quelque sorte toute la potentialité narcissique qui n’est pas toujours accessible dans la réalité externe.

Il convient de prendre des précautions quant à déterminer si le sujet entretient la relation avec le virtuel sur un axe ou un autre. En ce sens, j’entends le fait que le sujet peut à la fois être en lien avec les trois axes du portage virtuel, comme n’être concerné que par un aspect de notre proposition théorique. Ainsi, attribuer les axes du portage virtuel selon le fonctionnement psychologique du sujet me parait réducteur.

L’essentiel du portage virtuel comme je l’entends est centré sur l’idée que le jeu du sujet qui entreprend cette activité ludique n’est jamais innocent et qu’il nous semble intéressant d’analyser les phénomènes psychiques du sujet qui se déploient dans le jeu vidéo. Selon la problématique psychologique du sujet, celui-ci peut se retrouver sur le plan inconscient à faire appel à certains axes du portage virtuel plus que d’autres.