Ah les écrans, ces objets omniprésents ! À croire qu’ils deviennent bien plus importants que les êtres humains. Que ce soit dans le bus, le métro, au restaurant, au bar, en salle d’attente, en concert, à la maison, en marchant, en voyage, devant notre repas, devant la télévision, à l’intérieur ou à l’extérieur… Nous avons notre écran sur nous, nous le regardons, nous faisons défiler les contenus infinis du monde virtuel. Dans l’attente, cet objet reste constamment à notre portée de main, jusqu’à ce que quelque chose se produise. Pour d’autres, cet objet à priori omniprésent accompagne leur vie quotidienne : il sert d’appareil photo, de lecteur de musique, d’outil de communication, de console de jeux ; il nous connecte au reste du monde.
Ne devient-il pas tentant quand même de se dire qu’après tout, ces écrans seraient le fléau d’une société ? Qu’ils nous empêchent d’avoir une relation saine avec la vraie réalité, celle que nous voyons de nos propres yeux, celle que nous respirons et que nous sentons. Que ce qui se passe sur les écrans n’est pas réel, qu’à force de les utiliser, nous allons finir par confondre les réalités, et que nous ferions mieux de nous détacher de cet objet omniprésent qui en devient psychotisant !
Bien évidemment, la relation à l’objet ne peut se résumer à un lien de causalité, et nous ne pouvons nous tenir à réduire ce phénomène à un rapport de dépendance ou de mauvais objet, car lorsque nous parlons d’objet, nous parlons aussi de sujet, et qui dit sujet dit subjectivité, c’est-à-dire, ce qui appartient à la vie de la personne et tout ce qui fait d’elle un être complexe. Ici, il n’est pas question de juger si l’objet numérique est bon ou mauvais, l’enjeu est d’interroger la manière dont notre rapport à l’objet numérique vient signer un changement dans notre rapport avec l’ennui.

Avant de pouvoir procéder à un travail de décortication de l’ennui, il est important de définir la différence que nous faisons entre les réalités externes/matérielles et les réalités internes/psychique/émotionnelles. Nous évoquerons également la notion de réalité numérique/virtuelle (qui se distingue des casques de réalités virtuelles – un mélange de réalité externe et numérique).
- La réalité externe constitue les éléments qui composent notre réalité appartenant au matériel, au quotidien, aux objets avec lesquels nous pouvons interagir et partager avec d’autres. Il s’agit d’une réalité physique que nous partageons communément.
- La réalité interne représente notre vie émotionnelle et psychique, celle-ci plus intime et bien plus subjective, propre à chacun. Ce sont des réalités que nous avons tous en nous, similaires dans leur manière de se construire, mais qui restent uniques et singulières.
- La réalité numérique/du virtuel consiste à la vie dans l’espace du numérique, des réseaux sociaux, des jeux (en ligne), des forums, des memes, des sites de diffusion de vidéos et/ou d’informations…
L’ennui peut se définir comme une expression de lassitude de notre esprit face aux divers stimuli de la vie quotidienne, psychique, intellectuelle, émotionnelle… L’ennui se caractérise souvent par la perte d’intérêt pour certaines choses ou évènements, comme si notre esprit n’était pas suffisamment investi dans ce qui est présenté devant nous. L’ennui est un sentiment de vide et de lassitude temporaire, accompagné d’un élan, un mouvement surgissant de créativité et de mobilisation psychique, car l’ennui n’est pas un état permanent, mais un état de transition qui interroge notre créativité et notre solitude. Mobiliser notre créativité demande une activité psychique plus ou moins coûteuse, qui nécessite à se confronter à notre solitude. Avec la présence des objets numériques, force est de constater que nous sommes de plus en plus attirés par ce que nous présentent les objets numériques qui semblent être virtuellement infinis en contenus et en informations. Comme si nous perdions l’habitude petit à petit de faire preuve de créativité face à l’ennui.
Dans cette réflexion, l’objet numérique porte son utilisateur comme un berceau qui endort l’ennui à notre place. Parfois même, « peu importe le contenu de l’écran, tant que l’esprit est occupé, c’est ce qui compte« . Et en même temps, s’ennuyer ne veut pas dire que nous sommes totalement inanimés. Tout comme être sur son écran ne veut pas dire que nous ne faisons rien.
Prenons l’exemple du réflexe de consulter son écran au réveil ou au moment du coucher. Nous faisons autre chose pendant qu’il ne se passe rien, et nous nous arrêtons à un écran où à la fois notre vie interne est en mouvement et en même temps notre corps externe continue à se reposer comme dans une forme de non-mouvement. Notre intérêt pour les objets numériques lors de l’attente montre que nous sommes animés psychiquement. Ceci étant, peut-être est-il question de notre perte de capacité à devoir attendre, ce qui réveillerait notre ennui qui nécessite une mobilisation psychique ? Ce processus pourtant naturel est devenu long et coûteux, et peut-être sommes-nous trop sollicités en termes d’informations et de contenus au point de ne plus garder d’énergie pour créer.

Dans les mondes numériques, où tout est virtuellement instantané, nous n’avons plus besoin de supporter l’attente et la frustration du non-instantané. L’instantanéité consiste à ne pas devoir attendre pour obtenir quelque chose, tout se produit en un instant, soudainement, et où le feedback est quasi-immédiat. De ce fait, est-ce ce nouveau rapport au temps qui est attirant dans les mondes numériques ?
Le monde matériel est soumis à des règles sociétales avec un rapport au temps qui est limité, un monde objectivement réglementé (et heureusement !) par des lois partagées par les personnes qui investissent le monde matériel. Rien n’est instantané, toute action/interaction demande à interroger la disponibilité, l’attention, la présence de l’autre, et toute interaction nécessite à devoir attendre. Nous sommes dépendants de l’autre pour pouvoir fonctionner sereinement en société, nous avons besoin de l’autre pour entretenir des vies sociales, professionnelles, familiales, et pour ça il faut pouvoir coordonner notre rapport au temps avec celui de l’autre.
Le monde numérique, quant à lui, fonctionne sur des règles différentes, à commencer par la sensation que rien ne s’arrête dans le monde numérique. L’utilisateur obtient ses informations de manière quasi-instantanée (généralement de l’ordre de quelques millisecondes), tout est à portée d’un clic, d’un tap ou d’un swipe. C’est à la fois génial et décevant ! Nous pouvons à la fois nous sentir tout-puissant dans notre capacité à manipuler les informations et les données du virtuel, et en même temps, nous devons nous rappeler que cela ne peut se produire que derrière les écrans. Après tout, nous ne pouvons pas swiper une situation inconfortable ou un moment d’attente, nous devons les subir et les vivre pleinement.
Parce que le rapport au temps est différent sur les écrans, nous n’avons plus les mêmes attentes, ni les mêmes limites. L’utilisation des écrans devient comme une façon d’arrêter le temps de manière singulière, où dans un instant éphémère et court (ou plus long parfois), nous faisons une sorte de pause de la réalité externe et nous nous plongeons dans une réalité interne, tout aussi réelle, qui stimule et réveille notre vie émotionnelle et psychique. Le sujet est en attente, mais en même temps il est en mouvement. Nous finissons par avoir le sentiment de n’avoir rien fait physiquement, alors que justement, nous venons d’intégrer intellectuellement un bon nombre d’information. Le décalage entre monde matériel et monde du virtuel s’accentue, et nous pouvons nous interroger sur notre rapport à l’objet numérique : s’agit-il d’un enjeu de contrôle de soi par rapport au désir de retourner dans une réalité où nous sommes tout-puissants ? D’une question de deuil du fait que la toute-puissance n’est pas un destin désirable ? Les problématiques se multiplient et deviennent propres à la vie psychique de tout à chacun.

Perdons-nous le désir de nous ennuyer ? Comme si l’écran tombait à pic qui aurait un rôle de refouloir qui aide à ne pas penser à nos conflits et problèmes. Mais une fois de plus, l’objet numérique n’a en soi aucun caractère de refoulement, il s’agit d’un objet numérique connecté. C’est bien la manière dont une personne investit cet objet qui vient signer sa difficulté à s’ennuyer pour penser à soi-même. Nous pouvons évoquer la notion de dépendance à l’objet, c’est-à-dire l’idée que nous ressentons un besoin vital d’être en lien avec cet objet, au risque de ne plus pouvoir fonctionner, mais une fois de plus, cet investissement à l’objet vient du sujet, cela n’appartient pas à un caractère inhérent de l’objet. Il est évident que nous distinguons les objets qui ont un effet neurologique qui provoque des symptômes de dépendance à l’objet, mais dans le cas des écrans, c’est le rapport à l’objet, de comment un individu investit cet objet et de ce que cela vient signifier de la vie émotionnelle de cette personne. Remettre la responsabilité d’une difficulté à l’objet plutôt qu’au sujet serait dire « Ce n’est pas de ma faute, c’est les écrans qui captivent mon attention !« . Une telle perspective nous mènerait à bannir tout usage d’objet qui serait potentiellement problématique selon les générations et les cultures, et nous aurions un rapport totalitaire et dictatorial avec notre rapport aux objets.
Pour conclure, nous voyons comment les observations que nous faisons sur notre pratique des écrans constituent non pas une fatalité sur un objet potentiellement dangereux, mais plutôt comme un état des lieux de notre relation avec les écrans.
Quant à l’ennui, laissons-lui une place dans notre vie émotionnelle, car tant que cet état ne devient pas source de souffrance profonde et qu’il n’entrave pas le bon fonctionnement de notre vie quotidienne et psychique, il est sain de nous ennuyer à juste mesure, et à travers les écrans si nécessaire.