Avec la prolifération de nombreuses vidéos, reportages ou flash news virales qui paraissent sur des plateformes de média destinées au grand public au sujet des écrans, nous nous retrouvons de plus en plus à nous questionner sur nos pratiques numériques quotidiennes. Souvent, ces vidéos aux allures choc veulent transmettre un maximum d’informations (généralement non-sourcées, ni forcément vraies) et générer une réaction émotionnelle forte chez son spectateur. Ces contenus média ne laissent que peu de place au débat, au contraire, ils se veulent directs et sensationnels. Dans un souci de vulgarisation, la vidéo est coupée et montée de manière à ce qu’on garde les informations les plus courtes et exactes, ce qui se transforme en un enchaînement de faits et de constats qui finissent par culpabiliser le public.
Avec Marine Rannou, psychologue clinicienne spécialisée dans les jeux vidéo et les pratiques numériques, nous proposons un regard critique et constructif sur la chronique vidéo de Bruno Patino, afin d’en tirer une expérience éducative et pédagogique.
Voici sans plus tarder le sujet du jour.
Cette chronique est menée par Bruno Patino, journaliste spécialiste des médias et des questions numériques. Dans son dernier ouvrage, La Civilisation du poisson rouge, en référence à notre capacité moyenne d’attention – 9 secondes –, il détaille les maladies de notre siècle. (Konbini).
Le message principal de cette chronique est le suivant : notre utilisation quotidienne du numérique a créé de nouvelles maladies psychologiques qui affectent la santé mentale des plus jeunes notamment. Ce serait six maladies comportementales qui impactent notre perception de notre société, listées ci-dessous :
- Le dormeur sentinelle : vérifier constamment notre smartphone durant notre sommeil
- La nomophobie : l’incapacité à se séparer de notre appareil connecté
- Le phnubbing : ignorer, « snobber » les autres au profit du smartphone
- L’assombrissement : « le syndrome pré-dépressif » de traquer une autre personne en ligne au point de nous détacher socialement des autres et de la vie
- La schizophrénie de profils : adopter plusieurs profils, identités virtuelles en ligne jusqu’à ne plus savoir qui nous sommes
- L’athazagoraphobie : la peur d’être oublié par nos pairs qui se manifeste par un contrôle permanent de notre présence sur les réseaux sociaux (likes, partages, retweets…)
La conclusion est la suivante : les outils numériques généreraient des récompenses aléatoires, apportant « tantôt quelque chose, tantôt du rien ». C’est cette quête constante de satisfaction qui nous pousserait à consulter en permanence notre smartphone et qui nous rendrait dépendant de ce dernier.
Le premier point que nous pouvons soulever est l’utilisation de termes psychiatriques ou relevant de la santé mentale dans le discours de Bruno Patino. Maladies, dépendance, phobie, syndrome, pré-dépressif, schizophrénie… L’ambiance est bien perceptible, ce que nous dit Bruno Patino relève d’un problème, d’un trouble, de symptômes et plus largement de difficultés que nous rencontrons toutes et tous.
La banalisation du langage de la santé et de la psychiatrie nous interroge et nous inquiète, car elle néglige le poids et la souffrance des réelles psychopathologies. Après lecture de cette vidéo, nous pourrions comparer la schizophrénie de profils à la schizophrénie psychotique, l’assombrissement à l’épisode dépressif majeur, etc.
L’usage de cette terminologie relevant de la santé mentale sème une confusion peu constructive, car la présence d’un symptôme parmi d’autres ne relève pas systématiquement d’un trouble psychopathologique. Ce sont des raccourcis dangereux. De plus, cette description ne propose pas de solution à ces comportements à fortiori problématiques. Or l’internaute qui se reconnaît dans l’un des profils évoqués est laissé seul avec ses questionnements qui n’obtiennent ni aide ni écoute, le laissant avec une boule de culpabilité.
Plutôt que de parler de maladie, parlons plutôt de comportements typiques, car après tout, ce que décrit le journaliste relève du fonctionnement comportemental de l’utilisateur. Il faut toutefois reconnaître la valeur ajoutée dans le débat sur les usages du numériques et des réseaux sociaux : sans parler de psychopathologie, il reste intéressant et pertinent de nommer des habitudes numériques qui peuvent en effet nous interroger, tant que nous pouvons exclure le regard culpabilisant et le jugement.

Revenons sur les différents profils.
Dans le cas de la schizophrénie de profils, c’est un emploi stéréotypique du trouble dissociatif de l’identité (connue au sens plus large du trouble de la personnalité multiple). Le dédoublement de la personnalité est un cas rarissime dans l’histoire de la psychopathologie, qui en est devenu une figure mythique de la représentation vulgarisée de « la folie ». Nous retrouvons ces figurations notamment dans les films (Shutter Island, Fight Club…), les jeux vidéo ou dans la littérature qui décrivent comment et combien un personnage peut être habité par des personnalités, des identités. Le mot-clé est habité, car concernant la « schizophrénie de profils », ce qu’évoque Bruno Patino relève plutôt d’une expression multiple de sa propre identité, ce qui est tout à fait normal car notre identité n’est certainement pas unilatérale, unidimensionnelle, elle est complexe et multi-facettes. De ce fait, créer de nombreux profils différents de notre identité sur plusieurs plateformes numériques (forums, réseaux sociaux, chatrooms…), c‘est déployer notre identité, c’est s’expérimenter.
Pour l’assombrissement, Bruno Patino parle de caractère pré-dépressif, et peut-être fait-il référence au symptôme d’isolement qui n’est pas le seul signe clinique du syndrome de la dépression. Il n’y a rien de « pré-dépressif » dans le comportement d’isolement chez un individu ou un autre, notamment s’il est associé à aucun contexte alarmant ou anxiogène. Est-ce si inquiétant que de passer du temps sur le smartphone, seul-e ?
Il en va de même avec les phobies qui se caractérisent cliniquement par un évitement de l’objet d’angoisse et une manifestation anxieuse lorsque la personne phobique y est confrontée. Le terme de phobie est problématique dans ce cadre-là, car il soutient les notions de répulsion et de persécution par l’objet, ce que nous ne retrouvons ni dans la nomophobie (no-mobile phone-phobia), ni dans l’athazagoraphobie (la peur d’être oublié-e par ses pairs) décrite dans la chronique. Nous retrouvons effectivement la peur, mais pas de répulsion. D’ailleurs, ce que décrit Bruno Patino n’est pas de la peur de ne pas avoir de smartphone sur soi, ni de la peur d’être oublié-e à proprement dit, mais (1) de la peur de rater quelque chose (FOMO, ou fear of missing out) et (2) une peur de ne pas être apprécié-e, aimé-e par l’autre. Des peurs existent, mais toute peur ne constitue pas une phobie.
Enfin, il y a un biais de perception qui se dessine lorsque nous évoquons cette question de la nomophobie : le constat global qu’une majeure partie de la population dépend de son smartphone témoigne d’un regard critique, potentiellement accusateur de la société. Exit l’argument que ces mêmes personnes utilisent leur smartphone pour tenter de combler et combattre des angoisses profondes qui traversent toute une société. Ces deux représentations du même sujet n’ont pas les mêmes conclusions. Cela rejoint parallèlement l’athazagoraphobie, car ce qui se cache potentiellement derrière une consultation répétitive de nos posts sur les réseaux sociaux, ce sont les blessures narcissiques que les likes, retweets et autres, ces marqueurs numériques de reconnaissance narcissique, apaisent sans que ce soit forcément pathologique. Peut-être devrions-nous nous interroger sur l’effet de ces marqueurs, et de comment ils sont manipulés pour que nous y donnions une importance.
Peut-être devrions-nous réfléchir à pourquoi est-ce que notre société d’aujourd’hui souffre d’isolement, de manque affectif et de solitude, au point de devoir se servir d’outils numériques pour y combler au maximum ? En effet, il nous semble que les comportements pointés du doigt par les discours médiatiques (addiction, violence, asociabilité, etc.) ne sont que le reflet de notre société. Or, incriminer les outils numériques de tous les maux permet de faire l’économie d’une réflexion approfondie concernant les problèmes soulevés par ces comportements dits symptomatiques. De plus, la centration sur l’outil numérique masque la singularité de la problématique du sujet et oblitère la compréhension de celle-ci en le réduisant au simple esclave d’un comportement ou d’un objet.

Le second point à évoquer est la notion de récompense aléatoire en fin de vidéo. Le processus de récompense existe bien dans l’utilisation du numérique et la chronique renvoie l’idée qu’il serait reprochable de rechercher des récompenses dans les outils numériques. Ce serait l’idée que nous serions dépendants de cette quête infinie de la récompense. S’il y a une telle recherche de la part de certain-e-s personnes, ne devrions-nous pas nous poser la question de la carence du processus de récompense au quotidien ? Dans ce cas, les usages excessifs souligneraient que la nécessité d’avoir son téléphone en permanence sur soi, de passer des heures à jouer aux jeux vidéo, ou de régulièrement aller sur les réseaux sociaux, possède une fonction : ils viennent peut-être panser un sentiment d’insécurité psychique, satisfaire un besoin narcissique, lutter contre la solitude ou encore procurer du plaisir. Les écrans ne sont pas exclusivement des outils d’informations et de communication, ils sont aussi des espaces d’expression, de découverte, et se font parfois l’écho de conflictualités psychiques. Les raisons pour lesquelles nous sommes attiré-e-s par les écrans sont multiples et variées. Dès lors, nous ne pouvons pas généraliser nos propos en parlant des « écrans », sans dire de quels écrans il s’agit (TV, ordinateur, téléphone, tablette) et de l’usage qui en est fait.
Une question que soulève cette vidéo peut se formuler ainsi : doit-on limiter le temps d’écran des jeunes à moins de 30 min par jour (comme le suggère la vidéo qui dit qu’au-delà de ce temps passé sur les réseaux sociaux, la santé mentale des plus jeunes est menacée) ? Tout d’abord, peut-on critiquer les jeunes d’être trop sur les écrans (quand bien même les adultes le sont tout autant) alors que ces derniers sont omniprésents dans notre environnement ? Lors du confinement, les écrans avaient une place tout particulière dans notre quotidien : ils ont été utilisés en tant qu’outil de travail ou pédagogique, ils nous ont permis aussi de rester en contact avec nos proches, de s’informer, ou encore de se divertir. Le temps passé sur les écrans a significativement augmenté lors de cette période, et pourtant, nous ne sommes pas tous devenus des « malades des écrans ». Émettons l’hypothèse que favoriser un dialogue ouvert et sans jugement avec l’usager du numérique serait plus bénéfique pour concevoir un rapport sain et accepté avec les outils numériques. Et entendons qu’interdire ou confisquer l’outil numérique sans effort de compréhension ou d’écoute risque de générer des comportements de distanciation et d’isolement. S’il y a un usage que l’on peut qualifier d’excessif, dans ce cas, ne perdons pas de vue que cela peut potentiellement mettre en lumière une souffrance psychique chez le jeune. Souffrance qu’il faut entendre et interroger.
Alors, ne vaudrait-il mieux pas s’interroger et prendre du recul pour mieux réfléchir sur comment les outils numériques ont transformé notre rapport avec notre environnement et les bouleversements psychiques qui en ont découlé ?

Sources complémentaires
Marine Rannou, psychologue clinicienne spécialisée dans les jeux vidéo et les pratiques numériques.
Séverine Erhel-Delsaux, Maître de conférences en Psychologie cognitive et Ergonomie, Enseignant chercheur affilié au GIS Marsouin de l’Université Rennes 2, détaille dans un fil Twitter les théories de l’attention dans une approche scientifique.
L’Observatoire de la Parentalité & de l’Education Numérique (OPEN) est une association à but non lucratif qui a pour vocation d’accompagner et responsabiliser la communauté éducative dans son appréhension des outils numériques.